Mamoudou Diagayaté se souvient. C’était un matin de septembre, il y a un an. Après la prière de l’aube, comme tous les hommes de son village de Bollé, dans le centre du Mali, il s’apprêtait à partir au champ lorsque les balles ont sifflé. Il a couru entre les maisons de terre crue. « Les gens tombaient devant moi, mais je ne m’arrêtais pas. Je voulais sauver ma famille », raconte-t-il. Déjà les torches embrasent les toits de chaume. Il parvient à fuir avec sa mère, sa femme et ses enfants. Derrière lui, son père et ses oncles meurent sous les tirs, certains égorgés. Quatre membres de sa famille sont tués ce jour-là.
L’attaque était préparée. Les assaillants sont arrivés par trois côtés. « Ils ont attendu que nous priions Dieu pour s’approcher et nous abattre, explique Mamoudou. Ils ont tout brûlé pour qu’on ne trouve plus rien, pour effacer jusqu’à notre existence… » Le drame de Bollé, qui a fait une dizaine de morts à l’été 2019, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Il n’est pas non plus le plus meurtrier : 157 morts à Ogossagou en mars 2019, 37 à Binedama en juin 2020 et plus de 40 près de Bankass en juillet. Depuis 2016, dans le centre du Mali, les tensions entre les communautés peule et dogon ont débordé en violences de plus en plus brutales, n’épargnant ni les femmes ni les enfants.
Cette guerre fratricide se déroule loin des phares de l’opération française « Barkhane », qui traque les djihadistes dans le nord et l’est du pays. C’est pourtant dans cette zone au sud-est de la région de Mopti, dans la partie exondée du fleuve Niger, où vivent 1,6 million de personnes, que se concentre la majorité des violences subies par les civils. Sur ces 54 000 km2 qui représentent moins de 5 % du territoire national sont enregistrées 60 % des morts du conflit malien.
Chute de l’activité agricole
L’année 2019 a été la plus meurtrière de toutes. « Des tueries de masse, vols et destruction de biens. D’abord localisées et sporadiques, [ces violences] prennent une dimension communautaire de plus en plus marquée », s’inquiète International Crisis Group (ICG) dans un rapport publié en novembre 2020. « C’est un véritable nettoyage ethnique en cours », appuie Modibo Galy Cissé, anthropologue spécialiste de la zone et doctorant à l’université de Leiden, aux Pays-Bas.
Au premier semestre 2020, les affrontements ont atteint leur paroxysme. Dix attaques recensées chaque semaine, 877 personnes tuées, soit deux fois plus de morts qu’au semestre précédent. Quelque 100 000 personnes ont été forcées à l’exode, abandonnant villages et champs pour se réfugier dans des camps en bordure des villes. Cela fait quatre saisons que les récoltes du centre diminuent. La chute de l’activité agricole menace désormais d’insécurité alimentaire des centaines de milliers de Maliens.
« Il y a dix ans, les plus grands dangers qui pesaient sur les cultures sahéliennes étaient les sécheresses, les inondations et les sauterelles, rappelle Yves Caméli, ingénieur de recherche en nutrition à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) de Bamako. Depuis 2018, c’est le conflit au centre qui est le danger principal. Il pèse de tout son poids sur un environnement déjà très fragilisé par le réchauffement climatique et la désertification. »
La vallée du Niger, dite « Mali vert », est l’une des plus vastes régions agricoles du pays.
La crise a entraîné une diminution drastique des surfaces cultivées. Chacun de ces points représente un village dont l’étendue des champs a reculé entre 2016 et 2019.
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Cette effusion de violence pose aussi d’importantes difficultés à l’acheminement de l’aide humanitaire. Les ONG doivent ruser en permanence pour contourner les routes minées, négocier aux check-points des milices, éviter les tentatives de prise d’otage par les djihadistes et les guets-apens tendus par des bandits friands de ces cargaisons d’huile et de céréales. Afin d’atteindre plus facilement les bénéficiaires isolés dans des villages encerclés, le Programme alimentaire mondial (PAM) a généralisé les accords avec des commerçants locaux. Ils distribuent des marchandises de première nécessité contre des bons fournis aux populations. Mais certains villages, comme celui de Faranbougou, pris en siège par les djihadistes début octobre, n’ont pas pu recevoir d’aide depuis des semaines voire des mois.
« Cercle infernal »
Si la crise alimentaire est pour l’instant maîtrisable, Patrick Vercammen, expert des urgences au PAM, craint la période de soudure, lorsque les greniers seront épuisés. « La situation est prévue pour durer, avance-t-il. Le conflit s’étend et s’aggrave. On aimerait bien voir des changements positifs, mais pour l’instant nous sommes dans un cercle infernal. Le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire augmente chaque mois. »
Selon le dernier rapport du Cadre Harmonisé de novembre 2020, plus de 440 000 personnes sont actuellement en situation d’insécurité alimentaire, dont 7 168 en phase d’urgence et 439 208 en phase de crise. En période de soudure agricole, de juin à août 2021, l’analyse projette que le nombre de personnes en insécurité alimentaire fera plus que doubler, pour s’élever à 955 000 personnes.
Vue du ciel, la menace étend son ombre verte sur tous les champs du centre du Mali. Afin de mieux comprendre les liens entre les violences intercommunautaires et la faim, le PAM utilise désormais une technologie novatrice : l’imagerie satellitaire de haute précision. Depuis la mise en orbite en 2015 de Sentinel-2, le satellite de l’Agence spatiale européenne, de nombreuses organisations ont pu accéder à des images de la Terre en haute résolution et dans treize bandes spectrales, dont l’infrarouge. Le satellite, en orbite à 786 km de la Terre, permet d’atteindre une précision de dix mètres par pixel, contre trente par le passé.
« Cette petite révolution nous a permis d’observer de l’espace des zones inaccessibles sur le terrain à cause des risques sécuritaires, explique Laure Boudinaud, analyste géospatiale pour le PAM. La résolution est suffisante pour détecter des changements au niveau du sol, notamment l’abandon de champs agricoles ou la repousse de végétation dans les allées d’un village. » Par ailleurs, la fréquence élevée de mise à jour de ces images (tous les six jours) a permis de suivre la progression de la saison agricole et de détecter l’ampleur du désastre.
« En traitant les clichés depuis 2016, j’ai développé un script afin d’analyser cette évolution », poursuit Laure Boudinaud. Ce script se base sur un indice employé dans la télédétection, le NDVI (Normalized Difference Vegetation Index – indice de végétation par différence normalisée). Il calcule, à partir des bandes rouges et infrarouge de l’image, la teneur en chlorophylle des plantes, permettant d’établir la densité de la végétation au sol. Sur les cartes produites, le vert des herbes folles remplace peu à peu le jaune des champs de céréales. « Quand ce sont des centaines d’hectares cultivés qui disparaissent au même endroit, ça ne peut être ni une jachère ni une inondation. C’est l’abandon précipité de ses terres par un cultivateur. »
La terre et l’eau, sources de conflits
La raison devient vite évidente. « Je voyais sur les images de larges traces de brûlures au sol, des maisons sans toit, voire carrément détruites », explique Laure Boudinaud. Elle s’attelle alors, dès 2019, à un travail de fourmi : scanner une à une les localités de la région de Mopti. Sur un total de 3 200, une centaine ont été rasées ou partiellement détruites. A l’est de Mopti, elle observe les hameaux tomber les uns après les autres. « J’ai vu la crise se répandre comme une pieuvre dans la région. Près de la frontière entre le Mali et le Burkina Faso, on n’observe plus aucune surface cultivée sur des dizaines de kilomètres », raconte-t-elle.
Photo satellite du village de Deguessagou, juin 2019
Dans cette région semi-aride, la terre et l’eau ont toujours été sources de conflits entre les éleveurs nomades peuls, majoritairement musulmans, et les agriculteurs sédentaires dogon, de culture animiste. Si l’histoire orale rapportait déjà des affrontements au XIXe siècle, « jamais la concurrence pour la terre n’avait provoqué autant de tensions, appuie Ibrahim Yahaya, analyste Sahel pour ICG. Le foncier est devenu un véritable enjeu de survie. »
Dès la deuxième moitié du XXe siècle, la pression démographique dans la région s’emballe. Sécheresses à répétition, désertification et augmentation du taux de fécondité (six enfants par femme, aujourd’hui l’un des plus élevés au monde) ont réduit la part des terres exploitables. Les éleveurs, principalement des Peuls, ont été les premiers pénalisés par le réchauffement climatique, leurs cheptels décimés et les points d’eau asséchés. Les politiques maliennes favorables à l’agriculture ont aussi forcé leur sédentarisation.
La rancœur de ces éleveurs précarisés et marginalisés a servi de munition au djihad malien, lorsque les groupes terroristes se sont progressivement éparpillés vers le centre. « Les djihadistes ont exploité ce vacuum sécuritaire pour mettre à genoux la population bambara et dogon, volant le bétail, se renflouant par des pillages, détruisant les lieux de culte non musulman et assassinant les notables locaux », explique Corinne Dufka, directrice Afrique de l’Ouest de Human Rights Watch.
De 2011 à 2013, les groupes djihadistes proches d’Al-Qaida renforcent leur emprise sur le nord du Mali.
A partir de 2015, l’organisation Etat Islamique est également présente dans la région et d’autres cellules commencent à apparaître.
De 2017 à 2018, les groupes djihadistes se divisent et prolifèrent autour de la zone des « trois frontières » (Mali, Burkina Faso et Niger) ; les attaques intercommunautaires accentuent ce climat de violence.
De 2019 à 2020, la violence se diffuse, menaçant de famine les 5,5 millions d’habitants de cette région.
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Laissés-pour-compte de l’Etat malien
Dès le début du conflit, les groupes djihadistes actifs dans le centre, en particulier la Katiba Macina, branche du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), alliée d’Al-Qaïda, ont recruté des jeunes hommes dans toutes les communautés. A partir de 2018, convaincu par ses lieutenants, dont certains sont d’origine dogon et bambara, le prédicateur peul Amadou Koufa, chef de la Katiba Macina, a développé une parole ethniciste privilégiant le recrutement chez les Peuls, laissés-pour-compte de l’Etat malien. Afin de réussir ce processus de communautarisation du conflit, il a instrumentalisé des haines ancestrales, ravivant la fierté du grand empire peul du Macina, créé par le prédicateur Amadou Sékou au début du XIXe siècle.
Face à l’exaspération des populations dogon, la milice d’autodéfense Dan Na Ambassagou (« les chasseurs qui se confient à Dieu ») a été créée en 2016 suite à l’assassinat d’un chef dogon de renom, Théodore Somboro. Composée de chasseurs dozos, la milice s’est mise à cibler les populations peules perçues comme alliées des djihadistes. L’engrenage atteindra son point de non-retour le 23 mars 2019 lors du massacre d’Ogossagou, le pire de mémoire malienne. Au moins 157 civils sont tués par des hommes habillés en dozos. Des femmes sont brûlées vives et des enfants mutilés.
Le massacre crée une onde de choc qui pousse le gouvernement malien à dissoudre dès le lendemain Dan Na Ambassagou. Il sera aussi l’une des raisons de la démission du premier ministre Soumeylou Boubèye Maïga en avril 2019. La milice, elle, réfute toute participation au massacre d’Ogossagou et reste toujours active dans le centre malgré la dissolution prononcée.
La vendetta en slogan
Cela fait plus d’un an que Mamoudou Diagayaté s’est réfugié avec sa famille dans un camp de déplacés à l’extérieur de Bamako. Il y vit les pieds dans la boue et la faim au ventre. Aujourd’hui, il reste un peu de riz au fond de la casserole. Il pourra le partager avec des rescapés d’Ogossagou comme Hamadou Barry, un trentenaire qui a perdu six membres de sa famille durant le massacre et ressasse sous une bâche bleue le souvenir de ses amis, égorgés et jetés dans le puits du village pour contraindre les survivants au départ.
Avant le coup d’Etat du 18 août, le premier ministre livrait au camp quelques sacs de riz, une fois par an, « pour se montrer aux bailleurs de fonds », confie Ibrahim Sarre, gestionnaire du camp de Sénou : « L’Etat ne fait rien pour juger les coupables ou pour nous aider à survivre ici. Les politiciens sont trop occupés à se partager le pouvoir », tance-t-il.
Depuis un an, les attaques se poursuivent. Les milices peules se sont vengées en ciblant des villages dogon. Chaque semaine, des familles en provenance du centre débarquent dans les camps de la capitale. Elles racontent la destruction, l’exil, les champs brûlés. Mamoudou, lui, sait ses terres sauves. « Ce sont des Dogon qui les cultivent à ma place, s’étrangle-t-il. Mes voisins, qui nous ont chassés et tués, mais pourquoi ? »
Sur les réseaux sociaux, les groupes communautaires dédiés aux Peuls ou aux Dogon regorgent de photos de corps ravagés, la vendetta en slogan. Mamoudou regarde son téléphone : « Aujourd’hui, je n’ai pas les moyens mais j’ai le temps. Nous répondrons à ces attaques. Même dans dix ans, même dans vingt ans… » Ainsi le cycle de violences et représailles change-t-il, mètre après mètre, la couleur de la Terre.
Texte : Matteo Maillard
Reportage photo : Andy Spyra/REA
Cartes : Xemartin Laborde, Victor Simonnet (à partir du travail de Laure Boudinaud pour le Programme alimentaire mondial des Nations unies)
Conception et développement : Benjamin Carrot, Grégoire Humbert, Melina Zerbib
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