Alors que les affrontements nocturnes ont cours, depuis le 15 janvier, entre manifestants et forces de l’ordre dans les quartiers populaires de plusieurs villes de Tunisie, des internautes ont relayé sur les réseaux sociaux des vidéos accusant les forces de l’ordre d’avoir commis des violences contre des personnes isolées. La rédaction des Observateurs a pu vérifier deux de ces vidéos qui circulent principalement sur TikTok et Facebook.
Ces deux vidéos ont été postées sans préciser dans quelle ville et à quelle date elles ont été prises. Mais on peut établir ces éléments, et qu’elles ont bien été prises dans le cadre des manifestations de cette semaine.
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Sfax, un tir d’arme illégal sur un habitant à son balcon
La première vidéo montre un agent de police tirer en direction d’une personne qui se trouve sur un balcon. On entend le policier crier : “rentre chez toi, n**** ta mère la p*** !”, avant de tirer.
Elle a été postée sur TikTok dans la nuit du 18 janvier, puis rapidement supprimée. Mais avant sa suppression, des internautes l’ont téléchargée et diffusée sur plusieurs pages Facebook.
Légende : nous avons téléchargé la vidéo d’une page Facebook et l’avons hebergée sur le compte YouTube des Observateurs.
“Ces armes ne sont pas à utiliser en “tir direct”, à une distance de moins de 20 mètres”
Les images étant de mauvaise qualité, il est difficile de reconnaître l’arme utilisée. Nous les avons toutefois montrées à un expert en balistique qui requiert l’anonymat. Voici son analyse :
“Je pencherais pour un lanceur de grenade lacrymogène et de projectiles en caoutchouc, de calibre 37 ou 40 millimètres [armes non létales utilisées par les forces de maintien de l’ordre dans plusieurs pays, NDLR].
Ces armes sont en plus compatibles avec les cartouches américaines qu’utilisait la police tunisienne dans les années 1990 et 2000. Le lanceur de la vidéo est un monotube.
Dans tous les cas, en pratique ce que fait le policier est contraire à toute utilisation “professionnelle”. Ces armes ne sont pas à utiliser en “tir direct”, à une distance de moins de 20 mètres, comme le fait le policier dans la vidéo, que ce soit pour des munitions de 37 millimètres en caoutchouc, ou des grenades lacrymogènes, car cela peut blesser grièvement la personne.”
La rédaction des Observateurs est parvenue à déterminer le lieu exact où la vidéo a été filmée.
En examinant le profil de la personne qui l’a postée en premier sur TikTok, nous avons retrouvé une autre vidéo qu’elle avait filmée du même endroit, et publiée dimanche 17 janvier. Cette vidéo a été filmée de jour, donc les images sont plus claires. Et sous la vidéo, la personne a écrit : “cité el Habib, Sfax.”. C’est une ville côtière de l’est du pays, située à environ 270 kilomètres de Tunis.
Nous avons comparé cette vidéo avec les images satellite de Google maps dans la zone de la cité al Habib, à Sfax. Résultat : la vidéo a été tournée rue Yamen, à Sfax, ici.
L’image satellite correspond parfaitement à la vidéo. Entre autres indices, on peut distinguer sur la capture d’écran de la vidéo et l’image de la carte Google, l’arbre et la bâche grise à l’entrée de la porte de l’édifice visé par le policier (cadre rouge).
La bâche rayée de bleu et de blanc (cadre vert) sur la deuxième capture d’écran correspond également à l’image de la carte Google. Sur la troisième capture d’écran (cadre violet), on distingue deux bâches vertes, et au milieu une bâche grise, comme sur la carte Google.
Interpellation musclée à Hammamet
La deuxième vidéo de violence policière que nous avons pu vérifier a été postée sur Facebook dans la nuit du 17 janvier, sans toutefois que le lieu ne soit précisé. Elle montre des policiers de la Brigade d’intervention et de secours (BIS) interpeller violemment deux individus.
On voit d’abord deux policiers, dont l’un semble vêtu civilement, frapper un homme à coups de poing et de bâton. Les deux hommes le font ensuite monter à l’arrière d’un véhicule en le couvrant d’insultes. L’homme tente de s’échapper et parvient brièvement à s’extraire du véhicule.
A cinquante-huit secondes de la vidéo, l’un des policiers semble discuter avec un autre individu, mais il le tire rapidement par le bras puis lui assène un croche-pied avant de le rouer de coups de poing.
Légende : nous avons téléchargé la vidéo d’une page Facebook et l’avons hebergée sur le compte YouTube des Observateurs.
“On n’interpelle pas une personne de face, on la tourne pour qu’elle soit de dos”
Nous avons montré cette vidéo au même expert, par ailleurs ancien membre de forces de l’ordre. Selon lui, la manière dont l’interpellation est menée n’est pas “professionnelle”.
“D’abord, on n’interpelle pas une personne de face, on la tourne pour qu’elle soit de dos et on la maintient fermement sans la frapper. Ici, les policiers sont à deux sans se coordonner pour passer les menottes à l’interpellé. La procédure standard veut que l’individu interpellé soit menotté avant qu’il ne soit monté dans le véhicule. S’il pose problème, on ne doit pas le frapper, mais utiliser ses mains déjà menottées, et lui soulever éventuellement les jambes pour le mettre à l’horizontal à l’arrière du véhicule.
Ensuite, il n’y a pas de menottes ou “serflex” permettant de bloquer les mains de la personne dans le dos. Les menottes doivent être “prêtes” au cours d’une interpellation. Le premier interpellé a les mains libres et empêche sa montée dans le véhicule.
Pour la deuxième interpellation (vers une minute dans la vidéo) c’est exactement pareil : un policier frappe l’interpellé avec une bâton tandis que l’autre le tient sans le menotter.
Au lieu de le retourner pour lui mettre les menottes dans le dos, on le frappe.”
En se basant sur des témoignages d’internautes et des outils de géolocalisation en ligne, nous avons pu retrouver le lieu ou cette vidéo a été filmée. La scène a eu lieu dans la ville de Hammamet, au nord-est de la Tunisie, sur l’avenue de la Libération, plus exactement ici.
Nous avons comparé des captures d’écran de la vidéo de l’interpellation avec deux images Google Street View prises de deux angles différents.
Sur ces captures de la vidéo de l’interpellation, nous retrouvons plusieurs éléments architecturaux qui correspondent donc à cette localisation.
Délimitée par un carré rouge, on retrouve la même protubérance au-dessus de l’immeuble sur les images Google Street View (images 1 et 2).
Le poteau d’éclairage, délimité par un carré vert, juste en bas, se trouve aussi au même endroit sur les images Street View.
Les devantures des magasins peintes en rouge et en violet dans les captures d’écran sont également visibles sur les deux images de Google Street View, délimitées par des carrés carrés bleu et violet.
En carré rose, on retrouve les mêmes jantes de pneu surmontées d’un tube métallique (dispositif utilisé par certains commerçants pour garder place de parking ou empêcher que des véhicules se garent devant leur devanture) . Enfin, le lampadaire (délimité par un carré orange) qui apparaît dans la vidéo de l’interpellation est visible aussi sur les deux images Google Street View.
Une semaine d’affrontement nocturnes en Tunisie
Dans un communiqué publié le 18 janvier, Amnesty International a dénoncé “un usage excessif de la force” contre les manifestants. L’ONG de défense de droits de l’homme a notamment fait référence à deux vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux et qui montrent des agents de police frapper puis traîner un homme au sol sur plusieurs mètres.
La rédaction des Observateurs a reçu une copie de ces images. Pour le moment, nous ne sommes pas en mesure de confirmer avec certitude la localisation de ces scènes, la date à laquelle elles ont été filmées ou leurs circonstances.
Le porte-parole du ministère de l’Intérieur Khaled Hayouni avait fait état, lundi 18 janvier, de plus de 600 arrestations parmi les manifestants, pour la plupart des adolescents âgés entre 15 et 20 ans.
Le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) a, pour sa part, annoncé avoir mis en place une cellule constituée d’avocats pour apporter un soutien juridique aux jeunes détenus à la suite des émeutes. Le Forum a en outre lancé une plateforme en ligne pour recueillir d’éventuels témoignages de brutalités policières.
La rédaction des Observateurs a contacté le ministère de l’Intérieur pour l’interroger sur ces vidéos de violences policières. Nous publierons sa réponse si elle nous parvient.
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