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En Tunisie, l’autre parcours des migrants subsahariens

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Misha Barymbi, étudiante gabonaise aux beaux-arts de Sfax, expose dans l’incubateur Kufanyaun échantillon de sa marque de vêtements et d’accessoires qu’elle veut développer en Tunisie, en avril 2021. Misha Barymbi, étudiante gabonaise aux beaux-arts de Sfax, expose dans l’incubateur Kufanyaun échantillon de sa marque de vêtements et d’accessoires qu’elle veut développer en Tunisie, en avril 2021.

A Sfax, cité portuaire de l’est de la Tunisie, les départs clandestins de migrants vers l’Europe et les naufrages mortels de certains bateaux rythment douloureusement le quotidien. Mais d’autres histoires s’écrivent aussi dans ce pôle économique, deuxième ville du pays : celles de projets entrepreneuriaux développés au sein de la communauté de migrants subsahariens de Sfax, qui compte près de 2 500 étudiants et quelque 6 000 à 7 000 travailleurs, grâce à un réseau associatif tissé par la diaspora.

En plein centre-ville, dans un bâtiment immaculé situé à quelques mètres du port, Paul Laurent Nyobe Lipot, un Camerounais de 28 ans, prépare un week-end de formation, dédié aux femmes migrantes porteuses de projets. Les murs de cet incubateur nommé Kufanya – qui signifie « entreprendre » en langue swahili – sont tapissés de business plans. « Nous avons voulu faire de ce lieu un tremplin pour aider à l’entrepreneuriat et accompagner les projets d’étudiants subsahariens en Tunisie qui sortent diplômés d’universités tunisiennes mais avec un marché du travail où le taux de chômage est élevé », explique Paul Laurent.

Sa mission, ajoute-t-il, « ne pouvait pas être dissociée de la réalité sociale que vivent aussi beaucoup de travailleurs subsahariens en situation irrégulière ». Il ouvre la porte vers une autre pièce destinée à accueillir des victimes de traumatismes vécus durant leur parcours de migration. Celles-ci peuvent bénéficier sur place d’une assistance psychologique.

« En tant qu’activiste dans la société civile, j’en avais marre de participer à des conférences sur les conditions des migrants subsahariens en Tunisie sans être proactif », précise Paul Laurent, montrant un placard où s’entassent paquets de pâtes, lessive, gel hydroalcoolique et masques. Une banque alimentaire pour soutenir les migrants en situation précaire, créée elle aussi à l’initiative de l’incubateur.

Accompagnement juridique et soutien financier

L’incubateur Kufanya propose aux aspirants entrepreneurs un accompagnement juridique et un petit soutien financier grâce à l’aide de bailleurs de fonds comme l’Organisation internationale pour les migrations et l’Union européenne. « Beaucoup ne savent pas comment entreprendre ou pensent même que c’est impossible puisqu’ils sont étrangers. Nous voulons leur prouver l’inverse. Même si ce n’est pas une solution miracle pour décourager les départs clandestins vers l’Europe, nous pouvons aider certains à développer un projet en Tunisie », précise cet ingénieur de formation, installé depuis sept ans dans le pays. Plus de trente entrepreneurs sont sortis de ses deux dernières cohortes et finalisent leur projet.

La Tunisie, où vivent 30 000 à 40 000 travailleurs migrants subsahariens en situation irrégulière, présente des opportunités. Ainsi, le Start-up Act, voté en 2018 et qui vise à encourager les créateurs de jeunes pousses, est ouvert y compris aux étrangers développant leur entreprise dans le pays. Ce cadre législatif exonère les start-up d’impôts et de taxes pendant près de huit ans, ce dont ont profité quelques anciens de Kufanya.

Paul Laurent Nyobe Lipot dans la salle de formation de l’incubateur Kufanya, à Sfax, en avril 2021. Paul Laurent Nyobe Lipot dans la salle de formation de l’incubateur Kufanya, à Sfax, en avril 2021.

Tel est ainsi le cas de Gadus Niyonzima, 24 ans. Cet étudiant à l’école privée polytechnique de Sousse s’est lancé dans un projet de fabrication de drones destinés à son pays d’origine, le Burundi, afin de transporter des médicaments dans des villages isolés. « J’ai bénéficié d’un soutien de mon école ici en Tunisie et de subventions, en remportant des compétitions », explique-t-il. Sa start-up, Wote, a obtenu le label du Start-up Act. Et il travaille à l’élaboration d’un prototype avec une équipe subsaharienne et tunisienne dans un atelier nommé le Makerlab.

A Tunis, Jean-Philippe Kokora, originaire de Côte d’Ivoire, doté lui aussi du précieux label, est en train de développer un réseau social africain d’e-commerce, Amonak. Passé également par Kunfunya, ce jeune homme de 21 ans voit dans la position géographique de la Tunisie « un tremplin pour échanger avec le reste du continent ».

Surmonter bien des obstacles

Ahmed Hamouda, entrepreneur et mentor à Kufanya, se réjouit aussi de la ratification par Tunis de la nouvelle zone de libre-échange continentale africaine, la Zlecaf, censée donner un élan aux échanges entre pays africains, y compris ceux du Maghreb. « C’est un écosystème encore naissant mais qui a beaucoup de potentiel car il est tourné vers l’Afrique et non vers l’Europe où le marché est déjà saturé et très compétitif », précise-t-il.

Autre avantage : une loi sur l’investissement permet depuis 2016 aux entrepreneurs étrangers de fonder une société locale dans les services sans avoir à s’associer à un Tunisien – une obligation dans la plupart des autres secteurs.

La plupart de ces entrepreneurs doivent tout de même surmonter bien des obstacles pour mener à bien leurs projets. Franck Yotedje Tafo, directeur de l’association Afrique Intelligence – dédiée à la défense des droits des migrants – et fondateur de l’entreprise Sapientia consulting à Sfax, cite notamment le manque d’accès aux financements, mais aussi des problèmes de racisme. Il évoque la nécessité de changer le regard autour de la migration dans le pays.

« En tant qu’entrepreneur, je suis quelqu’un qui crée de la valeur ajoutée, je suis un investisseur potentiel et je dois être traité comme tel », note-t-il, estimant que la Tunisie peine encore à exploiter la « richesse culturelle et économique » que peut représenter la diaspora subsaharienne.

Les autres profils, non étudiants, dont Paul Laurent Nyobe Lipot s’occupe, témoignent de ces difficultés. Dorexe Bassa Yaha, 42 ans, perruque rose sur le crâne et juchée sur des talons compensés, raconte avec fierté son parcours de femme entrepreneuse en Tunisie qui « n’a pas été un chemin facile ».

Après des ménages et des emplois de « bonne couchante » comme l’on surnomme dans le pays les aides ménagères, souvent exploitée car en situation irrégulière, cette Ivoirienne a fini par mettre suffisamment d’argent de côté pour proposer à Paul Laurent son projet : l’importation et la vente en Tunisie de produits ivoiriens.

Grâce à l’accompagnement de l’incubateur, dans son appartement qui fait aussi office de bureau, Dorexe Bassa Yaha a monté une société, appelée Africa Market Sfax pour vendre des tissus, shampoings, extensions de cheveux et cosmétiques de Côte d’Ivoire à des grossistes et particuliers.

Le projet fonctionnait bien mais, récemment, sa carte de séjour qu’elle avait eu tant de mal à obtenir pour monter son projet n’a pas été renouvelée. « J’avoue que je ne comprends pas, je cotise à la CNSS [sécurité sociale] en Tunisie, je paie des impôts à l’Etat tunisien et, au final, on me refuse ma carte, sans raison », lâche-t-elle, découragée par ces problèmes administratifs persistants.

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